Chapitre 11

 

— Tu veux que je te dise ce que je ne comprends pas ?

Grégory, la tête inclinée, étudiait Ivy dans sa jupe courte en soie. Un sourire malicieux illumina son visage.

— Je ne comprends pas pourquoi tu ne portes jamais ta belle robe de demoiselle d’honneur.

Maggie leva les yeux de l’en-cas qu’elle avait préparé pour Andrew. Tout le monde était de sortie ce soir-là.

— Ce serait trop habillé pour l’auberge Durney, lança-t-elle. Cela dit, tu as raison, Grégory, il faudrait qu’Ivy ait une autre occasion de la mettre.

Ivy adressa un sourire bref à sa mère, puis fusilla Grégory du coin de l’œil. Lui souriait toujours. Une fois Maggie sortie de la cuisine, il ajouta :

— Tu es drôlement sexy ce soir.

Son ton était neutre, mais ses yeux s’attardèrent sur Ivy. Elle avait renoncé à chercher le sens de certaines de ses remarques, renoncé à savoir s’il lui faisait de vrais compliments ou s’il se moquait d’elle. Une grande partie de ce qu’il lui disait glissait sur elle désormais. Peut-être s’était-elle enfin habituée à lui.

« Plus ça va, plus tu lui trouves des excuses pour tout », lui avait reproché Tristan, lorsqu’elle lui avait raconté les événements du samedi soir.

De fait, Ivy était surtout furieuse contre Éric. Grégory avait refusé d’avouer sa complicité. Il s’était contenté de hausser les épaules en disant : « Éric est imprévisible. C’est ça que j’aime chez lui. »

Bien sûr, Ivy était en colère contre Grégory aussi. Toutefois, elle ne pouvait se départir dans son jugement de ce qu’elle voyait au quotidien. Depuis la mort de sa mère, il continuait à passer des heures absorbé dans ses pensées. Un jour, il lui avait demandé d’aller faire un tour en voiture avec lui, et ils étaient passés dans le quartier de sa mère. Ivy lui avait raconté qu’elle s’y était trouvée le soir de l’orage. Il avait cessé de lui parler et avait évité son regard jusqu’à leur retour chez eux.

« Il faudrait que j’aie un cœur de pierre pour ne pas avoir de sentiments pour lui », avait-elle expliqué à Tristan en conclusion de leur discussion sur Grégory.

Les deux garçons faisaient en sorte de s’éviter.

Ce soir-là, comme à son habitude, Grégory disparut dès que la voiture de Tristan arriva.

Celui-ci venait toujours de bonne heure pour avoir le temps de faire une partie de cartes de base-ball avec Philip. Ivy remarqua avec quelque satisfaction qu’il ne parvenait pas à se concentrer, bien que son équipe, censée recevoir celle de Philip, perde de deux points.

Ils en étaient à la troisième manche des finales et Don Mattingly était à la batte. L’équipe de Tristan avait perdu sa deuxième base, car son lanceur avait fait l’erreur de glisser un coup d’œil vers Ivy.

Lorsque Tristan oublia pour la troisième fois le nombre de retraits qu’il y avait eu, Philip, rageur, se leva et s’en alla appeler Sammy. Ivy et Tristan profitèrent de l’occasion pour s’éclipser. Pendant qu’ils se dirigeaient vers la voiture, Ivy remarqua que Tristan était d’un calme inhabituel.

— Comment va Ella ? lui demanda-t-elle.

— Bien.

Ivy attendit. En général, Tristan avait toujours une anecdote à lui raconter.

— Bien ? C’est tout ?

— Très bien.

— Est-ce que tu lui as acheté une nouvelle clochette pour son collier ?

— Oui.

— Tristan, est-ce qu’il y a un problème ?

Il ne répondit pas tout de suite. « C’est Grégory, se dit Ivy. Il est encore tendu à cause de samedi dernier. »

— Dis-moi !

Tristan lui fit face. Il lui effleura la nuque du bout du doigt. Ivy avait remonté ses cheveux ce soir-là. Hormis deux fines bretelles, ses épaules étaient nues. Elle portait un simple caraco boutonné devant.

Tristan laissa courir sa main de sa nuque jusque sur son épaule.

— Parfois, il est difficile de croire que tu existes vraiment, murmura-t-il.

La gorge d’Ivy se serra. Avec la plus grande des douceurs, Tristan l’embrassa dans le cou.

— On devrait peut-être... monter dans la voiture, suggéra-t-elle en tournant un regard inquiet vers les fenêtres de la maison.

— Oui.

Il ouvrit la portière. Il y avait des roses sur le siège, un autre bouquet de roses lavande.

— Oh ! je les avais oubliées, dit Tristan. Tu veux aller les poser à l’intérieur ?

Ivy les prit dans ses bras et les porta à son visage.

— Je veux les garder avec moi.

— Elles risquent de se faner.

— On les mettra dans une carafe d’eau au restaurant.

Tristan sourit.

— Le maître d’hôtel verra tout de suite qu’on a de la classe.

— Elles sont magnifiques !

— Oui, dit-il dans un souffle.

Tristan la fixa longuement comme s’il voulait s’imprégner de son image. Puis il l’embrassa sur le front et lui prit le bouquet afin qu’elle puisse s’asseoir.

Pendant le trajet, ils parlèrent de leurs projets pour l’été. Ivy était ravie de voir que Tristan avait pris les petites routes au lieu de la quatre voies. Les feuillages des arbres exhalaient un parfum frais et musqué en ce mois de juin. La lumière tachetait les branches telles des pièces dorées passant à travers des doigts d’ange. Tristan conduisait, une main sur le volant, l’autre cherchant celles d’Ivy, comme s’il avait peur qu’elle ne s’enfuie.

— Je veux aller jusqu’au lac Juniper, annonça Ivy. Je veux flotter sur le dos à l’endroit le plus profond, pendant une heure entière, sous le soleil qui étincellera au bout de mes doigts et de mes orteils...

— Jusqu’à ce qu’un gros poisson vienne te manger, la taquina Tristan.

— Et je veux essayer à la lueur de la lune aussi.

— La lune ? Tu nagerais dans le noir ?

— Avec toi, oui. On pourrait se baigner tout nus.

Il tourna légèrement la tête et leurs regards restèrent rivés l’un à l’autre un instant.

— Je ferais mieux de regarder la route, finit-il par dire.

— Ou arrête de conduire, lui répondit-elle calmement.

Il lui jeta un autre coup d’œil, et Ivy porta la main à sa bouche. Les mots lui avaient échappé et elle se sentait soudain timide et embarrassée. Les couples bien habillés, en route pour un restaurant huppé, ne s’arrêtaient pas en chemin pour se faire des câlins.

— On va être en retard pour notre réservation, se reprit-elle. Tu devrais continuer.

Mais Tristan avait déjà quitté la chaussée et se garait en douceur sur le bas-côté.

— On est près de la rivière, dit-il. Tu veux qu’on y aille ?

— D’accord.

Ivy posa les roses sur la banquette arrière. Tristan descendit de la voiture et en fit le tour pour lui ouvrir la portière.

— Est-ce que tu vas pouvoir marcher avec ces chaussures ? lui demanda-t-il en baissant les yeux vers ses pieds.

Elle fit un essai, mais ses talons hauts s’enfoncèrent aussitôt dans le sol boueux. Tristan la soutint sous les bras et elle éclata de rire.

— Je vais te porter, lui dit-il.

— Non, tu vas me laisser tomber !

— Pas avant d’être arrivé, lui répondit-il en la soulevant sur son épaule comme un sac de pommes de terre.

Riant toujours aux éclats, Ivy lui martela le dos.

— Mes cheveux ! Mes cheveux ! Pose-moi tout de suite !

Il obéit. Lentement, il la laissa glisser devant lui, tout contre lui, tandis que sa jupe se soulevait et que ses cheveux tombaient en cascade sur ses épaules.

— Ivy.

Il la serrait tant qu’elle sentit les frissons qui lui traversaient le corps.

— Ivy ? murmura-t-il.

Elle pressa sa bouche entrouverte contre son cou. D’un seul mouvement, ils tendirent la main vers la poignée et tirèrent la portière vers eux.

 

— Je n’aurais jamais pensé que la banquette arrière d’une voiture puisse être aussi romantique, dit Ivy en s’y adossant.

Elle sourit à Tristan, puis baissa les yeux vers les détritus amoncelés par terre.

— Tu pourrais peut-être enlever ta cravate de ce vieux gobelet.

Avec une moue de dégoût, Tristan attrapa la tasse Burger King dégoulinante et la jeta à l’avant. Puis il se rassit à côté d’Ivy.

— Ouh !

L’odeur de fleurs broyées emplit l’habitacle. Ivy éclata de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? lui demanda Tristan en sortant des roses écrasées de derrière son dos.

Il riait, lui aussi.

— Et si quelqu’un passait par là et remarquait le signe « Clergé » que ton père a collé sur le pare-chocs ?

Tristan jeta les fleurs sur le siège avant et attira Ivy à lui de nouveau. Il suivit du doigt la bretelle en soie de son caraco et lui embrassa tendrement l’épaule.

— Je leur dirais que j’étais avec un ange.

— Quel esprit !

— Ivy, je t’aime, murmura Tristan, soudain sérieux. Ivy le regarda, interdite.

— Je ne joue pas, reprit Tristan. Je t’aime, Ivy Lyons, et un jour, tu me croiras.

Ivy l’enlaça et le serra fort contre elle.

— Moi aussi, Tristan Carruthers, souffla-t-elle dans son cou.

Ivy croyait Tristan et lui faisait confiance comme à personne. Viendrait le moment où elle aurait le courage de le dire tout haut : « Je t’aime, Tristan. » Elle le crierait par les fenêtres. Elle tendrait une banderole d’un bout à l’autre de la piscine.

Ils se redressèrent, réajustèrent leurs vêtements et repassèrent à l’avant. Ivy se remit à rire. Tristan la regarda en souriant tandis qu’elle essayait, en vain, de dompter sa toison de cheveux blonds. Ils redémarrèrent. La voiture cahota par-dessus les pierres et dans les ornières. Une fois parvenu sur la petite route étroite, Tristan accéléra.

— Dernier point de vue sur la rivière, dit-il à Ivy alors qu’il abordait un virage serré après lequel la route s’éloignait du cours d’eau.

Le soleil de juin, qui descendait à l’ouest sur la crête de ce paysage du Connecticut, dardait ses fûts de lumière sur la cime des arbres, les faisant étinceler de flocons dorés. La route sinueuse s’enfonça dans un tunnel d’érables, de chênes et de peupliers. Ivy eut l’impression de plonger avec Tristan dans des vagues, sous un soleil brillant, leurs deux corps se mouvant à l’unisson à travers un abîme de bleu, de mauve et de vert profond. Tristan alluma les phares.

— Prends ton temps, lui dit Ivy. Je n’ai plus faim.

— Je t’ai coupé l’appétit ?

— Non, répondit-elle tendrement, je crois que je suis comblée.

La voiture fila dans un virage.

— Je t’ai dit de prendre ton temps.

— C’est bizarre, murmura Tristan. Je me demande ce qui...

Il baissa furtivement le regard.

— Ça n’a pas l’air de...

— Ralentis, je te dis. Ce n’est pas grave si on est un peu en retard... Oh !

Ivy pointa le doigt devant elle.

— Tristan !

Surgis des buissons, une forme s’engageait sur la route. Ivy avait perçu l’éclair fugitif au milieu des ombres denses, sans toutefois pouvoir déterminer ce qui l’avait provoqué. C’est alors que le daim s’arrêta. Il tourna la tête, ses yeux attirés par la lumière des phares.

— Tristan !

Ils roulaient à toute allure vers ces yeux qui brillaient.

— Tristan, tu ne le vois pas ?

La voiture continua de filer.

— Ivy, quelque chose...

— Là ! Le daim ! hurla-t-elle.

Les yeux de l’animal flamboyèrent. Puis une lumière apparut derrière lui, un éclat vif et soudain, en halo autour de sa silhouette sombre. Un autre véhicule arrivait en face. Les arbres les emmuraient. Que ce soit à droite ou à gauche, il n’y avait aucun espace où se réfugier.

— Arrête ! hurla Ivy.

— Je...

— Mais arrête ! Pourquoi est-ce que tu ne t’arrêtes pas ? le supplia-t-elle. Tristan, arrête !